Best of Quotidien Cahiers I-VII

Les textes qui suivent, illustrés par une image unique,  figurent en introduction des photographies reproduites dans le Best of Quotidien #1

Comment dire que je me souviens de tout, et que ces souvenirs viennent parasiter toute tentative de mise en page à postériori. Le Best of Quotidien Cahiers I-VII, réalisé en Juin 2015, me paraît particulièrement bancal par rapport aux Best of 1-13, puis 14-27 mis en page en Juin 2018. Entre ces deux tentatives, j’ai regardé plusieurs fois ces cahiers pour comprendre ce qui m’avait poussé a commencer cette nouvelle série, pour n’y voir principalement que des photos de famille (ce que je nie pourtant dans les textes qui introduisent chacun de ces carnets) et une course contre la montre (et « le marché de l’art ») incompréhensible. La lutte pour réaliser une mise en page revue et augmentée de ce premier Best of est impossible à décrire, lutte avec moi-même et avec des images que je ne comprends pas autrement que comme la suite de « cet archivage du quotidien qui est devenu ma marque de fabrique ». Mais comment sortir de cette ornière, comment vivre à nouveau, comment continuer de photographier en cessant d’être sans cesse le témoin de ma propre vie ? En réalité, il n’y a pas d’autre réponses à apporter à ce questionnement que ce livre, ces livres, qui couvrent, effectivement une « période de vie »sans pour autant se limiter à elle, ni réussir à s’en extraire tout à fait.

Artus de Lavilléon. Juin 2018.

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Cahier #I-VII

Septembre 2014 – Juin 2015

« Les albums de famille » s’accumulent sur mon bureau. Bientôt huit tomes de photographies de notre quotidien y avoisinent des photos ce qui nous entoure. Paysages urbains, lieux de vies, endroits où nous avons nos habitudes ou où nous ne faisons que passer.

Alors que Jessica et Anatole dorment, je descend au café du coin réfléchir à ces images. Pourquoi m’émeuvent-elles autant, et surtout pourquoi ne puis-je m’empêcher de les percevoir comme de l’art, une façon de résister à « l’art contemporain ». Il y a dans ces moments simples de vie, dans ces paysages, dans notre intimité partagée, une volonté réelle de parler de Beauté. Dans Ce qu’est l’art, Danto, l’écrivain de La transfiguration du banal, revient sur les histoires qui régissent et fondent les différents mouvements artistiques. Picasso, Duchamp et Warhol, en sont les héros. Les Demoiselles d’Avignon s’y opposent à la photographie naissante. L’apparence à la réalité.

« Moi je veux peindre la vérité, pas la réalité  » aurait  dit  Picasso. Je pense à Malevich, à la fin de la représentation et à la mort de l’art « pour qu’enfin vive l’Homme ». À Debord. À cette histoire alternative qui existe en marge de toute histoire officielle.

Aujourd’hui, j’ai photographié mes appareils photos, puis les différents livres qui m’ont marqué, pour finir par ces « Albums de famille » qui m’obsèdent en ce moment. Mon nouveau projet artistique. Les années où je remplissais des cahiers entiers de ces mots:   « si l’art c’est la vie alors rien n’empêche plus la vie d’être considérée comme de l’art, et vice-versa » ne sont pas si loin derrière moi.

Fondements. Résistance à un marché élitiste. Caractère invendable d’une photo intime. De la banalité d’un lieu. Archivage de vécu. Art posthume.

J’ai découvert récemment que je me fichais complètement que mes photos soient recadrées, car, « finalement, cela ne changeait rien ». Jessica m’a dit ce soir que ce n’était pas étonnant, « car j’étais très frontal, comme un photo-journaliste ». « – Tu prends en photo ce qui te fais face, comme tu l’as vu. L’objet ou le sujet compte ainsi plus pour toi que la précision du cadrage, la qualité du développement, des scans, ou du tirage ». Je me fiche de la qualité  tirages, c’est vrai. Même si, un jour, j’adorerais aussi que mes photos soient perçues comme des photos de photographe et pas d’artiste, et que les scans et tirages soient à la hauteur de ce qu’il me semble avoir vu ou vécu et dont je me suis senti obligé de témoigner (aussi intéressant ou inintéressant cela soit-il). Cette contradiction-là.

Quand jessica parle d’objet ou de sujet, je pense aussi au livre, au cadre, ou au contexte dans lequel les photos sont montrées ; mais j’aimerais également qu’on puisse comprendre ce qui les sous-tend sans cela. L’Histoire qui est à la base de toutes les histoires en quelque sorte… Lorsque mes proches ne voient dans ces albums que des photos de famille, je me dis que j’ai perdu. « Tu en mets trop Artus», me dit-on souvent, « ça fout la nausée ». Les bonnes photos, les mauvaises… C’est justement parce que j’en mets trop que je pense que cela dépasse de loin le cadre de la simple photographie de famille. Mais comment l’expliquer ? Le « prouver ». Comme si le seul critère de jugement n’était que l’affirmation d’une volonté de raconter une histoire qui se joue au delà des photos, ou au delà de leur choix.

Jessica  voit  cette  œuvre  s’étaler  devant ses yeux à chaque heure de sa vie. Entre mes constants allers-retours au labo et l’assemblage de ces livres. Toujours plus ou moins en décalage, à la fois dedans et en dehors. Passionné. Pourquoi ne pas choisir le support film si la réalité m’intéresse tant que cela ? Je dis être contre Instagram et Facebook, alors que je fais exactement la même chose, mais pas de la même manière : Mes « instantanés » n’ont rien d’instantanés.

Je veux figer des moments, partager un regard dans son ensemble, avec ses inexactitudes et ses défauts. Décaler le temps de la lecture. Je rêve ainsi d’une œuvre complète qui se révèlerait d’elle-même. « – Ah, c’est donc ça qu’il cherchait ». Et Jessica et Anatole qui se trouvent malgré eux mêlés à cela…

Et  si une logique plus grande guidait  l’humanité (et me guidait) dans cet archivage constant et immédiat qui semble être le fait de tous aujourd’hui ?

La fin de l’homme tel que nous le connaissons. La  nécessité  de tout archiver pour mieux s’auto-archiver. Guidés par des algorithmes tout puissants. Guidés par le capitalisme. L’ère de la fusion de l’homme avec des machines dont la création dépend du besoin qu’à l’homme de sans cesse se dépasser, jusqu’à dépasser sa propre humanité. Tout prévoir et tout recenser pour mieux s’enfermer en soi-même. Jusqu’à l’extinction ou à la renaissance.

Ce moment ou le pouvoir du nombre, et de quelques « visionnaires », inscrira une vision qui n’est pourtant pas celle de tous, pour définir des pans entiers d’une réalité qui, dès lors, ne sera plus qu’apparence et éternel quotidien – Impliquant une désactivation du jugement et du regard continuellement changeant que l’on peut, et doit, porter sur soi, dans la durée, tout en le confrontant à une forme d’Histoire (et non d’immuabilité) acceptée comme telle.

Finalement, je préfère croire aux artistes et à leur humanité plutôt qu’à leur pouvoir.

Artus de Lavilléon, Paris, 3 juin 2015

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Cahier #I

Septembre – Novembre 2014

Les photos présentes dans ce premier album retracent une période assez courte. Elles sont classées par date de tirage des négatifs. On y voit Jessica et Anatole, quelques rares images de Paris, et Jessica qui regarde invariablement par la fenêtre, attendant sans doute que quelque chose se passe.

Quels souvenirs aurais-je de cette période où je crois certaines choses se sont mises en place dans une durée que je ne connaissais pas avant ? Une mauvaise herbe en train de pousser à côté d’un tuyau prise en photo avec une pellicule au grain d’une autre époque, vite abandonnée par manque de contrastes ?

Les photos racontent souvent littéralement ce qui se trouve au delà de leur sujet le plus visible. Une certaine douceur, celle des voyages à venir, entre l’Inde et les Etats-Unis, comme la préface d’un nouveau chapitre de ma vie, le portefeuille bien rempli, celui de l’esclavage à une passion devenue métier par la force des choses et de décisions irrévocables. L’amour surtout qui m’unit à ma femme et mon fils, ma famille.

Ici sont les fondements. Qu’en ferais-je ?

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Cahier #II

Novembre 2014

Deuxième tome des photos noir et blanc prises à la Plaubel. Les vacances à Juan-les-Pins chez la mère de Jessica. Antibes, la fameuse « plage des Pirates », coincée entre deux restaurants avec leurs plages privées, coupée du vent comme d’un peu tout. Les anciens et leurs habitudes, tout bronzés. « Le temps est superbe aujourd’hui, mais il y a un peu de vent », « On nage jusqu’à la treizième bouée ? ». « Tu ne trouves pas qu’il  a l’air un peu fatigué ce matin ? »,  et derrière ce petit paradis des quartiers plus populaires… Et plus huppés aussi. Le cap d’Antibes, Picasso, la fondation MAEGHT dans les terres, St Paul de Vence et l’école Freinet où Ana pourrait aller si nous habitions-là… Et Jessica qui rigole, rigole, devant une barre d’immeuble face à la mer sur la grande plage « où on ne va jamais », « C’est bon pour les touristes ça ». Anatole heureux, les pieds dans l’eau, son corps en tout point identique à celui de son père, « Et pourtant il ressemble plus à ta fille, non ? ». Le soleil sur le square où Ana joue. Le soleil qui se couche, et Anatole qui pose, son bâton à la main, fier et reposé. Retour à Paris, «ses rues à moitié désertes dès que l’on s’éloigne du centre », mes photos un peu tristes paraît-il. Paysages urbains, allers-retours au labo. La banlieue où s’est installé le père de Jessica, Villecresnes dans le 94. Pas loin de la forêt où il va faire son jogging. La retraite qui se rapproche. Que faire après une vie passée à côté des chevaux ? Mon amie Hélène de visite à Paris, L’abbaye de Cluny et son magnifique plafond à la gloire de dieu…

À l’occasion de la fin de mon exposition à la galerie Patricia Dorfmann, j’organise une « intervention » avec l’artiste Pierre Denan, et… me foire lamentablement. Que dire sur l’art devant une petite foule venue nous entendre. Lui lit un texte, magnifique, qui revient à la fois sur mon exposition et ce qu’elle a évoqué pour lui, sorte de récit prompteur «au vide » qui colle à sa vision de mes collages. Comment dire tout le mal que je pense de l’art contemporain après ça, cet hommage-là ? Je pèse mes mots et ai tort.

La vie, la vie avant tout et avant ces mascarades dont le sens souvent tient plus de la performance « spectaculaire» que de la réelle prise de position politique. Artistes, nous sommes artistes, l’un comme l’autre, malgré  nos différences et nos espoirs réciproques, que cette intervention n’aura absolument pas comblé.

Deux arbres sur le bout de l’île Saint-Louis font face à la Seine, avec vue sur le palais des finances que l’on devine au loin. Pourquoi ais-je tant l’impression que cette vue ne correspond à aucune réalité si ce n’est à celle du passé ?

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Cahier #III

Décembre 2014 – Janvier 2015

Troisième tome de mes photos noir et blanc. L’impression de n’avoir fait que travailler ces derniers mois me revient à la mémoire. Les photos se sont accumulées à tel point que trouver « un sens et une histoire », me paraît presque impossible. Le rythme imposé par les vacances scolaires d’Ana rend les voyages difficilement abordables en termes financiers. Où partir, où fuir, semble être la lancinante question qui habite constamment notre couple depuis que nous sommes devenus une famille et que nous voulons offrir le meilleur devenir à notre enfant.

L’île Saint-Louis et notre bel appartement nous ennuie. Les quais sont magnifiques et il est difficile de ne pas reconnaître « malgré tout » la chance que nous avons de vivre là, à deux pas de Notre-Dame et de son jardin où Anatole adore jouer. Le frère de Jessica, ainsi que les vieux copains et copines, Laurie, Daniele, Ramdane et Michel, qui passent parfois nous voir, sont toujours émerveillés par notre quotidien, qui, de l’extérieur, paraît paradisiaque et l’est sans aucun doute… Sauf cette envie de partir, de changer, de se nourrir d’autre chose. L’idée occupe sans cesse l’esprit de Jessica qui me propose de façon totalement inattendue, alors que cela fait des années que nous en parlons, comme une sorte de fantasme, d’aller en Inde, dans le pays où j’ai partiellement passé ma prime enfance qui m’inspire tant.

Décision prise et billet acheté la vie continue son court. Nous allons à Fontainebleau passer le week-end et tâter le terrain. Où aller vivre, comment changer notre quotidien. Jessica critique sans cesse mon immobilisme et moi sa volonté éperdue de changement, alors que nous sommes si heureux. L’Inde, prise en photo en couleur, est curieusement absente de ce livre qui ne marque même pas de temps de pose entre le départ, l’arrivée à Abou Dhabi pour une balade nocturne improvisée (après des problèmes d’avion), et le retour, juste au moment des attentats de Charlie Hebdo.

Épuisé par le voyage, sans télévision, nous ne nous sentons absolument pas Charlie. « Comment comparer quelques morts en France après, par exemple, le massacre d’une centaine d’étudiants à Peshawar au Pakistan à quelques jours d’intervalle », me semble la seule explication possible à répéter à tous ces gens « sous le choc », qui ne comprennent pas ma position alors qu’on me demande d’illustrer pour M le magazine du Monde la saga Charlie.

La réalité me donnera néanmoins tort avec des millions de manifestants un peu partout en France (« plus que pour la libération ») au moment où je charge un camion pour une (nouvelle) exposition rétrospective de mon travail à Angoulême.

Je pense à mon copain Nicolas et sa femme Sarah qui viennent d’accoucher du petit Ulysse, et re-regarde mes photos d’avant le voyage « aux Indes ». Tout est devenu tellement accessible et fermé à la fois. Jeff Koons à gauche, Duchamp à droite, comme l’indique un fléchage au sol à Beaubourg.

Vraiment ?

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Cahier #IV

Janvier – Février 2015

Qu’est-ce qui différencie les livres de photos des albums de famille ? Agnès Sire, la directrice de la fondation Henri Cartier-Bresson,  m’a dit un jour que je ne pouvais pas me définir « en tant qu’artiste », quand je parlais de mes photographies. Mais comment raconter alors cet immense archivage, à la hauteur d’une vie, de mon quotidien. Alors que je relie et regarde les images du début de l’année 2015, prises à notre retour d’Inde, je réalise qu’il est impossible pour moi de différencier l’art de la vie, et qu’il n’y a rien d’arrogant dans ma façon d’essayer de tout mêler et de revendiquer une photographie que j’aimerais (aussi) voir exister en dehors de mes prétentions artistiques, bien que je les sache totalement liée à elles. « Tu en mets toujours trop Artus », me dit-on souvent, car c’est rarement un portrait qui m’intéresse, mais la succession de plusieurs, révélant un état, ou plutôt un moment, que je n’ai su capturer avec une seule image.

Photos d’exposition, portraits de mes amis présents au vernissage ; vue de la banalité environnante. Chambre d’hôtel, dîner de vernissage ; photos de la maison qui nous héberge. Pas de photos ici pourtant de ma couverture pour M le magazine du Monde post Charlie, pourtant très importante pour ma carrière de dessinateur… Comme si seul le faire et sa retranscription m’intéressait, pas une actualité dont je ne sais réellement que penser « à chaud ».

Décision est prise que je récupère mon ancien appartement de la rue Portefoin pour en faire mon atelier. Régulièrement, les gens qui nous entourent me demandent pourquoi je n’ai pas Instagram, ni Facebook, et je ressasse, parle des nouvelles technologies, de La société de Surveillance, de L’Humanité augmentée, et critique La raison numérique en citant sans cesse Éric Sadin, qui me paraît le philosophe le plus important de notre génération, celle qui vit ses contradictions dans un monde soi-disant de plus en plus petit.

Loin de tout cela, à Angoulême, Jacqueline, Michel, Batman, Sam, Mathieu, et Jeremy (grâce à qui « j’ai eu le plan »), visitent mon exposition et me parlent du chemin parcouru depuis les années 90 (et FTBX, le fanzine que j’avais co-fondé à Beauvais fin 80, dont je vois le titre tatoué sur le pied d’un presque inconnu). On voit aussi le photographe Harry Gruyaert, père de notre amie Saskia, dans notre canapé ainsi que le réalisateur ami de Jessica, Gaspar Noé, en plein montage de son film à caractère pornographique Love.

Je me souviens de ces moments comme d’une période où tout recul m’était impossible, travaillant sans cesse, sans répit. Le bonheur de voir notre fils Anatole, grandir au milieu de tout cela, et l’inquiétude aussi qu’il ne perçoive ce qui me sépare alors de sa mère qui se range du côté de la société du spectacle « à l’opposé de toute idée d’art posthume » de gens qu’elle décrit comme « bloqués dans un autre temps » (ou bloqués tout court), sans considérer ce qui me paraît être l’investissement de vies entières, non pas en décalage avec la réalité, mais éloignés d’une volonté toute contemporaine d’immédiateté devenue obligatoire,   « par la force des choses ».

La tyrannie du « Ici et maintenant ».

Mais, comme je le dis dans un dessin, « Je la suivrais jusqu’au bout du monde », alors pourquoi s’inquiéter ?

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Cahier #V

Février – Avril 2015

« Déménager, déménager, déménager ! ». Des centaines de kilomètres parcourus dans le silence le plus total, tendus à l’extrême. Peu de photos au début de cet album de notre amour. « Cet amour si violent si fragile si tendre si désespéré, beau comme le jour et mauvais comme le temps quand le temps est mauvais »(Prévert). Pendant les vacances, Pierre-Hippolyte et Laura nous invitent à Ambleteuse, dans la magnifique région du P’tit Quinquin de Bruno Dumont, sans vraiment réaliser la tension qui règne dans notre couple, tandis qu’Anatole en profite pour affirmer son caractère. Puis, les grands-parents de Jessica, – ceux que nous voyons en cachette à cause d’histoires familiales plus ou moins tenues secrètes, nous reçoivent avec générosité à Villerupt, où l’amour de Jessica pour sa grand-mère paternelle, toujours aussi émue dès que nous passons la porte de la maison, crée une petite accalmie.

J’y découvre une nouvelle fois avec plaisir les représentants de la principale communauté italienne de l’Est de la France qui doit son essor (et sa chute) aux mines de fer et aux hauts fourneaux maintenant hors d’usage, à deux pas de la frontière Luxembourgeoise.

Les paysages défilent, immuables dans leur beauté et leur banalité, qui parlent d’une France  à  l’abandon, terre d’histoire  et d’histoires. Le mac  Do qui remplace la confiserie, et les attentats de Charlie Hebdo qui trouvent leurs échos dans des graffitis et des affiches qui semblent montrer que rien n’est réglé ni ne le sera jamais. Les anciennes colonies Françaises, Mai 68, un drapeau palestinien et une étoile de David… « Il serait peut-être temps de se remettre à jouer du pavé » collé « dans un quartier branché Parisien», comme je le dessine pour M, le magazine du Monde dans lequel je tiens dorénavant des chroniques régulières

Avec Pipo, l’ami de Jessica, nous commençons à tourner la partie parisienne du potentiel documentaire long que je consacre à mon ami skateboarder Sylvain dit « Batman »… et tout le monde me demande ce que veut dire le « 1982 », l’année où j’ai commencé le skate, que j’ai taggé sur ma planche. Revendication de vieux skateur sur le retour, ou foi en quelque chose qui me rattache à un moi-même que je refuse de perdre ou laisser filer ?

Jessica décide de partir une dizaine de jour à Los Angeles voir sa copine Sophie, et Anatole, comme moi sommes ravis de la voir revenir, bronzée, avec un nouveau plan de vie : « Et si nous allions vivre à Juan-les-Pins ou dans la campagne environnante ? », dès sa descente d’avion. Il faudra que je lui dise oui et que nous commencions à visiter virtuellement les villages de la « Californie Française» pour qu’elle se rende compte que, « – Non, jamais, nous ne pourrons vivre là-bas à temps plein »… Le 23 mars, jour de l’anniversaire de ses 3 ans, Anatole est littéralement couvert de cadeaux, comme toujours. Son préféré : un petit harmonica ramené de LA, qu’il perdra (puis retrouvera) quelques jours plus tard dans une exposition prévue, mais que j’avais complètement oublié de préparer, dans un magasin de lunettes/surfshop branché à l’occasion de la sortie de « mon pro-model ». Une bouffonnerie de plus qui me rend malgré tout très heureux.

Foule, sourires, vrai mélange de gens (notamment les potes de skateurs de la Fontaine qui squatent le canapé et tchatchent tout le monde bières à la main). Les murs sont recouverts de centaines de photocopies de dessins et d’un texte, très trash, que j’adore, et me permet de revenir sur mon « parcours de dessinateur ». À gauche « la liberté et la folie de mes débuts » à droite « la maturité et l’intelligence de mon trait »…  Ce qui a changé ? « – Mais tu ne traînes tout simplement plus avec les mêmes personnes, Artus ».

Quoi d’autre ? Un échange de dessins avec mon comptable, une photo de mon vieux pote Calixte qui se plaint de ne jamais être dans mes albums, pour finir sur des photos d’Auxerre, où nous allons passer un charmant week-end chez la grand-mère de Saskia avec son père et sa mère, juste avant l’expo d’Harry à la maison Européenne de la photographie…

Progressivement les choses s’arrangent avec Jessica. C’est bon, nous allons déménager,  «  mais à Paris et nulle part ailleurs »… Quoique, « Et si nous allions vivre en banlieue pour avoir plus d’espace, ou dans le XXème, ou à Los Angeles ? ». En tout cas nous ne parlons plus du mariage ni du deuxième enfant qui étaient au centre de nos discussions fin 2014… Pour le faire plus sereinement plus tard ?

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Cahier #VI

Avril 2015

Ici, toutes les photos paraissent prises le même jour ou à peu d’intervalle, alors qu’en réalité le tampon qui les date correspond, non pas au jour de la prise de vue, mais à celui du dépôt des pellicules chez Negatif +, dont le format des « bandes de lecture » (en général 14 x 18) a déterminé ce nouveau projet d’archivage de mon quotidien. À la question que je me posais de savoir s’il s’agissait d’albums de photos de famille (celui-ci correspondant au sixième tome), j’aimerais répondre non et oui à la fois.

« Recontextualiser l’art dans la vie », pourrait-être l’un des buts poursuivis, mais pas seulement. En pensant à l’ouvrage Family in the Pictures 1958-2013 de Lee Friedlander et aux photos de famille de Harry Gruyaert, je me dis que j’adorerais monter une exposition sur ce sujet – ce à quoi Jessica me répond que ce serait sans doute jugé prétentieux de ma part de proposer cela à Harry au moment où une grande rétrospective de son travail, très impressionnante, à la Maison Européenne de la Photographie, valide une vie entière vouée à une pratique exemplaire.

Les images s’accumulent : Rambo dans une salle de Bowling, une rampe skaté deux minutes chrono dans un champ, Yorgo Tloupas, notre pote skateur et graphiste, qui nous accueille dans sa maison de Saint Rémy-les-Chevreuse, l’artiste Braco Dimitrijevic qui nous parle de son travail, Ana endormi, puis jouant au parc de Vincennes à l’anniversaire de Jessica, avec Aili et Louca, les enfants de mon pote Pétri rencontré en Chine et venu s’installer en France. Puis Jessica qui se prend en photo pour Instagram (ou Facebook ?), juste avant le départ pour Ernée, ma maison de campagne, qu’elle me pousse à mettre en vente sous pétexte qu’elle ne me sert plus que de stock depuis qu’elle refuse d’y aller. Mais que ferais-je de tout ça si la maison est vendue ? Toutes mes œuvres, le projet de La chambre, sans compter les nombreux souvenirs que je trimballe avec moi depuis des années… La bibliothèque de mon père, le portrait de Monsieur Fisher Mouton et Diane, Le couple à la balançoire, les photos de Maryse et Pierre, les skateboards, les vélos, les peintures des copains. «Kill art, Art is Life », gravé dans un bloc de plâtre encadré. Et Anatole qui court dans tous les sens, profite du soleil, comme nous, rare dans la région dont l’austérité continue de nous faire peur.

Dans la grande chambre au soleil, face à l’église, la seule pièce que je regretterais vraiment si la maison finissait par être vendue, devant la maison et dans les parcs de la petite ville, Anatole et Jessica jouent, jouent, comme si nous nous retrouvions enfin. Petri et Yuan, venus nous rendre visite avec leurs enfants, organisent une session photo où tout le monde est heureux de participer. Quelque part, je ne peux m’empêcher de penser que cette maison était bien plus faite pour des cris d’enfants que pour servir de garde-meuble, mais comment imaginer jamais vivre ici autrement qu’en ermite ou pour de très courtes périodes.

Si seulement il était si facile de tourner les pages que Jessica, avec toute sa jeunesse et sa joie de vivre, ne le croie. Ernée a bien évidemment fait son temps mais que ferais-je, réellement, une fois la maison vendue, « de tout ce bordel » ?

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Cahier #VII

Avril – Juin 2015

Impossible de dormir. Je me suis acheté un nouvel appareil photo. « Mon premier Hasselblad » : un SWC/M avec un 38mm Biogon traité au mercure, l’un des derniers de sa génération. Monture fixe attachée au boitier. 1980. Je pense à lui avant de me coucher. Aux potentialités de la machine. Je me tourne et me retourne. Jessica s’est endormie à 22h30, comme quand elle se lève pour amener Anatole à l’école. Je viens de traverser trois semaines de travail intense et j’ai besoin de compenser avec des projets artistiques. Du coup je dors peu. Je me tourne et me retourne.

J’ai commencé une série d’albums de famille ou je mélange les photos de mon intimité et ce qui nous entoure. Rue, village, café, lieux de passages ou de court séjours. Le tome 7 réunit des photos de notre week-end avec un couple d’amis au mont Saint-Michel. Suivent des photos d’un tournage entre Angoulême, Saintes, Bordeaux et La Rochelle, puis les retrouvailles avec Jessica, notre quartier, la chambre Plaubel en réparation, le travail, Anatole dans la forêt en banlieue, Anatole à Paris, Anatole qui joue à l’arc et tire sur les pigeons, et moi qui colle mes photos jusqu’à pas d’heures parce que je sais que le lendemain je vais devoir faire des dessins pour : Gallimard, Le Monde, un hôtel de luxe, un magazine japonais, et que sais-je encore. J’achète un best seller, vais manger un burger, visite un appartement avec Jessica qui rêve (toujours) de déménager tandis qu’elle monte une boîte de prod avec sa copine Vanessa : « et si on te produisait Artus » ? Et si j’avais du temps. Plus de temps.

Le frère de Jessica s’ennuie dans notre canapé. Jessica s’y endort dans la journée, épuisée de gérer seule Ana qui me manque – et pourtant j’essaye d’être là, vraiment là quand je suis là. Daniele regarde mes albums de famille et prend une photo de lui-même « pour Instagram ». Il me dit, à la fois distrait et intéressé, que je continue de faire « toujours plus où moins la même chose que tu as toujours fait ». Mais peut-être avec plus de moyens. Parfois je me demande si cela vaut le sacrifice du temps. Temps passé à ne rien faire, à lire, à skater.

Mon sac est rempli de boîtiers, un pour chaque projet. Le Contax, le Leica, la Makina Plaubel avec laquelle je fais toutes ces photos en noir & blanc. Ne jamais lâcher, rien, jamais. Que deviendront toutes ces photos dans quelques années ? Dois-t-on vraiment les considérer comme une forme de résistance aux réseaux sociaux ? L’utilisation du moyen format pour compenser la disparition du grain et de ses imperfections que j’aime tant ?

Anatole prend son petit déjeuner avec Jessica et moi, «comme tous les matins (ou presque) depuis que nous nous sommes rencontrés ». Nous visitons un centre d’art contemporain désert ou presque, qui m’ennuie mais amuse énormément Ana. Puis nous prenons la route vers la maison de Louis, mon beau-père, où nous allons retrouver ma «petite sœur » (la fille de sa nouvelle femme) avec ses deux enfants. Ce qui pose un petit problème d’explication…

« – Tu vois Anatole, Louis est un peu comme mon papa mais pas vraiment et Camille et Gabriel sont un peu tes cousins mais pas vraiment non plus »… C’est alors que jessica  demande à Louis de but en blanc : « – Mais alors tu es son beau-père ou pas ? » ce qui a pour effet de nous gêner tous les deux… Pudeur, amour, histoire familiale «compliquée », depuis qu’il a refait sa vie et mes parents, mère, père, belle-mère, grands-mères, grands-pères, tous décédés, sauf lui. « – Non, je ne suis pas son père ».

Je me tourne et me retourne ; racines. « Albums de famille», parce que je n’en ai pas ou plus. Lieux habités où non. Chambre d’hôte, rivière, un musée d’art brut  particulièrement glauque que je photographie mal. « – Eux non plus, ils n’ont jamais rien lâché », me dit Jessica du bout des lèvres. Je sais, je sais. Mais je ne suis pas eux et eux pas moi, je suis « connecté ».

Un pote me dit : « Surtout n’arrête pas la pub, tant que ça marche, ça paye le reste. Et puis, je trouve ta position admirable. Il faut tenir ! ». Coûte que coûte. La fatigue. L’impossibilité d’arrêter. L’idée de l’art posthume, « contre toute tentative spectaculaire visant à une reconnaissance factice de son vivant ». Nourri au situationnisme. Et si j’ouvrais un compte Instagram, combien de followers aurais-je ? Et Jessica qui ne lâche plus jamais son téléphone. Où trouver le temps. Ce temps qui me manque si cruellement. Parents. Tout concilier même si l’on sait que c’est impossible.

Premières photos au Blad, donc. La seine, l’île Saint-Louis où nous habitons, « votez » (pour qui ?), Jessica prend son vélo pour aller travailler et je me prend en photo dans l’ascenseur. Je photographie aussi ma chambre dans le marais, ainsi que mes références photographiques, notamment Family in the Pictures de Friedlander et Veramente de Guido Guidi, où j’ai trouvé « le truc » du tampon encreur avec la date du jour. Il faudrait que j’écrive une introduction pour ma prochaine expo, mais je n’arrive pas encore à trouver de titre. Albums de famille in situ ? Environnements ? Quotidien ? Quotidiens ? Apparence et réalité ? Photographies de famille ? Intérieur / Extérieur ?

Comment témoigner encore et encore de cette certitude qui m’habite ? Est-il trop tôt ? De toute façon, lorsqu’une œuvre est mûre, tout arrive tout seul. La photographie est un art tellement exigent. Après tout, c’est vrai que je me suis presque toujours baladé avec un appareil photo à portée de main.

Comme tout le monde ?

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